Moi, Sen Chi Cheng, «loyal jusqu’à la mort»

Moi, Sen Chi Cheng, «loyal jusqu’à la mort»

L’entrée du cimetière porte des signes chinois, en l’honneur des 842 hommes morts lors de la première guerre mondiale © Sylvain Godard

L’entrée du cimetière porte des signes chinois, en l’honneur des 842 hommes morts lors de la première guerre mondiale © Sylvain Godard

En arrivant sur le parking du cimetière de Nolette, petit hameau de Noyelles-sur-mer dans le Pas-de-Calais, certains détails attirent le regard. L’arche d’entrée porte des signes chinois. A l’intérieur, pas de croix comme dans les cimetières américains mais des stèles blanches. Partout, des écritures anglaises et leur traduction en chinois.

C’est à Nolette que se trouve le plus grand cimetière chinois de toute la France. Morts entre 1917 et 1920, 842 hommes ont trouvé ici leur dernier repos.

Tous les jours les touristes arpentent les rangées, appareil photo à la main. Souvent ils tentent de décrypter… Ils murmurent mon nom en hésitant : Sen Chi Cheng. Je souris, moi qui ici ne répondais qu’au matricule n°46415.

Je suis originaire de la province du Jinan, à l’Est de la Chine. Le 15 avril 1917, au bureau de recrutement de Nankin, des Britanniques à l’uniforme impeccable proposaient des contrats de travail. Le signataire s’engageait à rejoindre la France et à y rester cinq années. Nous serions 150.000 chinois à remplacer les ouvriers partis se battre au front. Car là-bas, la guerre sévissait depuis 1914. Mais  le contrat était formel : aucun de nous ne participerait aux combats. J’étais jeune, j’ai accepté, alléché par la perspective d’un salaire inespéré pour un paysan. Mon pouce trempé d’encre a signé mon arrêt de mort. A à peine 25 ans j’embrassais ma mère pour la dernière fois.

Le voyage pour atteindre la France dura trois longs mois. 92 jours de trajet épuisant, de Shangaï en passant par le Canada, pour finalement arriver au camp  de Noyelles-sur-mer. Nous faisions toutes sortes de tâches : la lessive, la réfection de chemins de fer, la manufacture d’armes… Et je pouvais facilement l’endurer, le travail dans les champs en Chine n’est pas moins difficile. Mais rapidement, je devins nettoyeur du front. Asphyxié par l’odeur nauséabonde, je récoltais des corps criblés par les balles. Les autres chinois enrôlés sous pavillon français vivaient-ils le même calvaire ?

En 1917, 150.000 chinois, aussi appelés « coolies », sont engagés par l’armée britannique pour aider à l’effort de guerre.

En 1917, 150.000 chinois, aussi appelés « coolies », sont engagés par l’armée britannique pour aider à l’effort de guerre.Credit: archives de la mairie de Noyelles sur mer

Nous travaillions sept jours sur sept, 10 heures par jour. Un seul jour de congé : le Nouvel An chinois. Cependant, le plus insoutenable était la perte d’indépendance. Beaucoup de mes amis en sont devenus fous. Lorsque nous quittions le camp, les Britanniques nous accompagnaient. Leurs uniformes impeccables m’écœuraient à présent. Leurs voix aboyantes m’étouffaient.  Aux yeux des habitants du village, nous étions des prisonniers. Méritions-nous le mépris qu’ils réservaient aux Allemands ?

 Un de mes rares bonheurs était d’acheter des pommes, qui me rappelaient la douceur de Chine. Parfois je devais débourser le salaire d’une journée. Les Noyellois avaient compris que nous ne savions pas estimer la valeur de l’argent.

Sur chaque stèle du cimetière est gravée une phrase en anglais, distribuée au hasard parmi les 842 tombes. Ici, l’inscription « Faithful unto death » signifie « Loyal jusqu’à la mort ». © Hélène Herman

Sur chaque stèle du cimetière est gravée une phrase en anglais, distribuée au hasard parmi les 842 tombes. © Hélène Herman

Pas tous heureusement. Certains nous prenaient en pitié. Je me souviens de cette charmante villageoise. Un matin, lorsque je me rendais sur un chemin de fer en construction avec un officier, elle m’a tendu une bouteille d’eau. A peine l’avais-je prise que mon bourreau la fouettait en guise de punition. Son regard de souffrance me hanta de nombreuses nuits.

 En 1919, juste avant mon rapatriement la grippe espagnole fut mon dernier supplice. J’avais 28 ans.

Le 23 mars 1920, les Britanniques inaugurèrent le cimetière de Nolette. L’armistice avait-elle fait renaitre la conscience des alliés ? Cet acte était-il suffisant pour les milliers de Chinois plongés dans l’horreur européenne ?

 Marie Bourguignon et Hélène Herman

© Sylvain Godard

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